Cet argumentaire a été élaboré par la section SNES-FSU du lycée Diderot à Langres.
I. UN RAPPEL DES FAITS : DES RETARDS DIFFICILES À ADMETTRE
Les vidéoprojecteurs n’ont commencé à être opérationnels que trois semaines après la rentrée. La dernière grande vague de livraison des ordinateurs date du mois de novembre, mais au mois de janvier, on a encore parfois un élève par classe qui attend vainement la livraison de son ordinateur par la société Econocom. L’accès indispensable à la Wi-fi sur les ordinateurs des élèves a débuté fin novembre. Pour ce qui est de l’accès aux manuels numériques, il a fallu attendre décembre, tout en sachant que les manuels accessibles sur Médiacentre peuvent disparaître au gré des opérations de maintenance, comme cela a pu arriver pendant les vacances de Noël. Quant au téléchargement du manuel numérique sur l’ordinateur personnel des enseignants, bien souvent les codes fournis ne fonctionnent pas. Dans ce contexte, fin janvier, est-il alors envisageable de proposer le téléchargement aux élèves ?
Naturellement si des difficultés techniques peuvent se comprendre sur des périodes courtes, de tels délais interrogent beaucoup sur le degré de préparation de ce projet !
Ces retards ont beaucoup fragilisé les apprentissages des élèves et conduisent à l’épuisement des enseignants qui doivent palier les failles de ce qui s’apparente à de l’improvisation technique et institutionnelle. Malheureusement, cela peut aussi être considéré comme une forme de maltraitance et de mépris du travail des enseignants. Quant aux élèves et particulièrement les terminales, ils ont également été pris comme des cobayes dans cette opération, et ont été fortement impactés par ces retards, malgré les efforts des enseignants.
L’intérêt de ce premier point est de souligner que la généralisation de l’expérience « lycée numérique » à d’autres établissements n’est pas souhaitable si ces problèmes techniques ne sont pas réglés dans les établissements au 1/09. Comme le rappelle le SNES-FSU à travers la parole de son secrétaire académique, « c’est à la Région de s’adapter au calendrier scolaire et non l’inverse : le jour de la rentrée, les élèves doivent disposer de l’ensemble du matériel pour que l’enseignant puisse commencer son programme dans de bonnes conditions, de même les enseignants doivent pouvoir disposer du manuel numérique avant le départ en congés d’été, afin de préparer sereinement les progressions ». (SNES Champagne Ardenne, Bulletin n°290, p.2)
II. LE COEUR DU PROBLEME : LES MANUELS NUMERIQUES
Le manuel numérique est à la base du lancement du « lycée numérique 4.0 ». L’intérêt pour les enseignants est de pouvoir le vidéoprojeter, mais une bonne partie d’entre eux le faisaient déjà bien avant cette opération du Grand Est.
Parmi les difficultés soulevées par le manuel numérique, on peut relever :
– Les problèmes techniques liés à leur déploiement qui ont été particulièrement nombreux et restent encore parfois à régler.
– Tous les manuels ne sont pas accessibles, ce qui limite la liberté pédagogique de l’enseignant.
– Certaines ressources numériques auparavant utilisées par les enseignants, comme le i-Manuel des Éditions Nathan ne sont actuellement plus disponibles dans l’offre proposée par le Grand- Est.
– Les manuels numériques sont souvent peu ergonomiques :
- les documents s’affichent non pas sur une page mais sur plusieurs, ce qui rend problématique la compréhension ou l’accès aux questions.
- Pour les élèves, il n’est pas toujours possible d’afficher le document qui est parfois trop grand pour apparaître entièrement à l’écran, comme la table des éléments chimiques.
- Leur accès est trop lent, l’accès à une page précise du manuel n’est pas toujours possible ce qui nécessite de feuilleter les pages du chapitre pour avoir accès à celle souhaitée. Actuellement, l’usage du manuel papier est plus rapide.
– Le téléchargement sur l’ordinateur personnel n’est pas toujours possible. Les codes fournis ne fonctionnent pas. La procédure à suivre ne peut que décourager les plus téméraires. Par exemple, avec Biblio Manuels, que penser du fait de ne surtout pas devoir exécuter le logiciel de téléchargement des manuels pour pouvoir les télécharger ? De savoir que cliquer sur l’icône « télécharger » ne sert à rien pour obtenir le manuel sur son ordinateur ?
– Par ailleurs, les manuels ne sont pas toujours accessibles en continu sur la plateforme Médiacentre, ce qui rend parfois impossible le travail des élèves.
Sur le fond, au lycée, le temps passé à la lecture, l’écriture pour remplir des tâches complexes est important. Le faire sur un support numérique n’apporte pas de plus-value pédagogique significative.
Ainsi, face aux limites techniques et parfois au manque d’intérêt pédagogique du manuel numérique par rapport à d’autres supports, certains enseignants choisissent donc de s’en passer en proposant leur propre support : soit numérique soit papier.
III. LES ORDINATEURS ET L’ USAGE DU NUMERIQUE
Une utilisation plus importante d’Internet permet d’accéder à des ressources numériques plus importantes et permet des pratiques pédagogiques différentes comme des tâches simples (exercices interactifs : QCM, textes à trous,…) mais aussi parfois plus complexes comme l’écriture collaborative. Cela permet aussi aux enseignants d’avoir un contrôle à distance sur le travail des élèves.
Certains élèves apprécient aussi le fait de pouvoir utiliser un logiciel de traitement de texte pour prendre des notes.
Cependant, l’utilisation de l’ordinateur se heurte à de nombreuses limites :
- Les filtres Internet au lycée doivent être absolument revus. Ils sont encore plus restrictifs qu’avant. Des sites donnant accès à des vidéos comme ceux de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA), Le Monde, L’Obs ont été interdits d’accès. Or l’utilisation de tels filtres ralentit le cours et nécessite pour les élèves de les contourner en utilisant un partage de connexion à partir de leur forfait téléphonique. Cette technique leur permet d’accéder aussi à tout ce qu’on souhaite leur interdire : jeux en ligne, réseaux sociaux ,… De fait, ces filtres ne sont plus opérationnels et renforcent les inégalités sociales entre élèves.
- Les adolescents étaient déjà addicts aux écrans et on ne fait que renforcer leur addiction. Les élèves sont parfois absorbés par leur écran, les empêchant d’être attentifs aux remarques des enseignants pendant les cours.
- L’ordinateur est aussi un support supplémentaire de jeu et de distraction pour certains élèves.
- Quelques élèves se réfugient derrière les nombreux problèmes techniques rencontrés pour se dispenser du travail à effectuer.
L’ordinateur qui se substitue aux manuels papiers est aussi lourd à porter que les manuels qu’il remplace !
– L’utilisation du traitement de texte n’est bien souvent possible qu’en lettres et sciences humaines, car il est particulièrement difficile de prendre des notes en sciences et mathématiques.
– Les enseignants ont pour mission de préparer leurs élèves aux épreuves écrites du bac, or celles-ci ne permettent pas l’utilisation de l’ordinateur.
IV. SUR LE FOND LA « FEE NUMERIQUE » N’ AGIT PAS COMME PREVU
Aucune étude n’a mis en évidence l’intérêt du numérique par rapport aux autres formes d’enseignement. Selon le rapport de l’OCDE en 2015 : « les pays qui ont consenti d’importants investissements dans les TIC dans le domaine de l’éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves. ». À l’échelle internationale, l’enquête PISA montre qu’en général, les élèves qui utilisent très souvent les ordinateurs à l’école obtiennent des résultats scolaires bien inférieurs à ceux qui les utilisent modérément.
Par ailleurs , que faisons-nous des nombreuses études scientifiques qui confirment que :
- l’écriture manuscrite est préférable à l’utilisation du clavier pour la mémorisation des informations ?
- l’utilisation des écrans a un impact inquiétant sur le sommeil ?
- les ordinateurs, tablettes et smartphones ont une responsabilité importante dans la myopie croissante des jeunes ?
- produire un ordinateur, c’est utiliser l’équivalent de près de deux tonnes de ressources naturelles ? La pollution générée par l’industrie du net et son impact sur le climat sont équivalents à ceux du secteur de l’aviation ?
- D’autres études estiment que s’il faut plus de quatre minutes pour consulter un document d’une page à l’écran, il vaut alors mieux l’imprimer car cela aura un impact plus faible sur l’environnement.
On s’interroge aussi lorsqu’on sait que les géants de la Silicon Valley tiennent leurs enfants à distance des écrans.
Par ailleurs, les antécédents de la généralisation des équipements en ordinateurs et tablettes numériques en France ne sont pas encourageants. Les expériences menées auprès des élèves du premier degré ont été abandonnées dans les années 2000, celles auprès des collégiens de la Corrèze au Jura, en passant par l’Oise ou les Bouches-du-Rhône ont été très mitigées. Les témoignages d’élèves de troisième relevés par des spécialistes de l’éducation10 lors de l’expérimentation à Rennes dans les années 2000 sont révélateurs : « L’un est un garçon qui n’apporte jamais son ordinateur au collège même s’il fréquente régulièrement la salle [informatique]. Il se dit persuadé que les résultats scolaires vont baisser : « depuis qu’on a les ordinateurs en troisième, il y a une baisse de travail, tout le monde le ressent même les profs ». Dans l’autre collège, une fille tient des propos semblables. Elle dit à l’observatrice que ses notes ont baissé depuis qu’elle utilise l’ordinateur portable. Elle avoue passer beaucoup de temps à jouer ou à visionner des films dans sa chambre, et du coup consacre moins de temps au travail scolaire à la maison. » « Des adolescents et des ordinateurs portables au collège », Carrefours de l’éducation, 2008, p.264.
L’équipement de tous les lycéens de la région Languedoc-Roussillon depuis 2011 a été là aussi décevant et son coût élevé a conduit la nouvelle région Occitanie à renoncer à la gratuité de l’équipement des élèves en 2017.
A-t-on tiré les leçons des expériences passées ? On peine à y croire quand on voit ce début chaotique et le nombre d’articles dans la presse d’Établissements demandant un moratoire sur le numérique.
V. CONCLUSION
Un véritable bilan de l’expérimentation avec un débat suivi d’un vote de toutes les personnes concernées par « le lycée numérique 4.0 », c’est-à-dire parents d’élèves, élèves et enseignants, est souhaitable. Deux questions pourraient être posées : 1) Souhaitez-vous un retour au manuel papier ? 2) L’utilisation de l’ordinateur pendant les cours est-elle bénéfique ?
En attendant, les enseignants demandent la possibilité de laisser la liberté, aux élèves et aux enseignants, d’utiliser le support de leur choix, numérique ou papier.
Lectures indicatives
– Connectés pour apprendre ? Les élèves et les nouvelles technologies
– Alice Develey, L’écriture sur clavier : un danger pour votre cerveau, Le Figaro, 13/12/2017
– Pascale Santi, Smartphones et tablettes, les ennemis du sommeil, Le Monde, 16/03/2016
– La myopie augmente chez les jeunes, les écrans mis en cause, Ouest France, 01/07/2017
– Impact environnemental du numérique : il est temps de renouveler Internet, Greenpeace, 2017
– Ordinateurs pollueurs, Le Monde, 2007
– Ces patrons de la Silicon Valley qui interdisent la high tech à leurs enfants, France info, 16/09/2014
– Jean-Luc Rinaudo et Pascaline Deladande,Des adolescents et des ordinateurs portables au collège, Carrefours de l’éducation, 2008, p.264